Un besoin de réconciliation

Entretien

Un besoin de réconciliation

Entretien avec Hatice Özer autour du Chant du père

Quel a été le moteur de cette première création ?

Le spectacle est né d’un besoin de réconciliation. Je viens d’une famille turque assez traditionnelle et éloignée du théâtre. En choisissant cette voie, alors que j’étais bonne à l’école, j’ai eu l’impression d’aller contre ma famille. Ce n’était pas facile à assumer. J’ai commencé à jouer dans Désobéir de Julie Berès, où quatre jeunes filles, enfants d’immigrés, réglaient leurs comptes avec leur père et leurs traditions venues d’ailleurs, de façon assez provocante et libératrice. J’ai tourné longtemps avec ce spectacle mais je n’ai pas pu dire à mes parents de venir le voir : la rupture était trop forte. C’est là qu’a germé l’envie de faire quelque chose qui retisse le lien entre les générations. Ce n’est qu’une fois que j’ai joué au théâtre de la Colline dans Notre innocence de Wajdi Mouawad que je les ai invités. J’étais très heureuse qu’ils viennent mais j’ai réalisé que mon père ne comprenait pas ce que je disais sur scène. Il comprend le français courant mais pas une langue aussi poétique. On joue donc Le Chant du père dans les deux langues et pour une fois, il comprend tout mieux que les autres. De voir des spectateurs turcs saisir toutes les histoires et rire avant le public français est un bonheur, une petite revanche. 

Enfin, j’ai grandi dans une cité HLM près de Brive-La-Gaillarde et en allant à l’école, très vite j’ai compris qu’on était pauvres, qu’on ne faisait pas partie des gens qui ont une maison avec un jardin. C’est bête mais j’ai eu honte. Alors j’ai voulu faire un spectacle pour dire que je n’ai pas honte de mon père, pour le mettre en lumière, lui rendre hommage. Ce n’est pas juste un père qui a des principes, qui freine ou qui dit non : il y a aussi chez lui toute cette poésie, toute cette musique. 

« Le spectacle est un peu le rêve de cette fille qui imagine la vie parallèle de son père, ses fantasmes, les bêtises qu’il dit. »

Quel genre d’artiste est votre père ?

Mon père est poète et chanteur. Il connaît des centaines de chansons par cœur, c’est impressionnant. Mais comme c’est de la musique non écrite, elle est parfois dénigrée. J’ai longtemps cru que la culture de mes parents n’égalait pas la culture officielle. Or, mes premiers instants de rencontre avec la poésie, la beauté, je les ai connus sans m’en rendre compte grâce à mon père qui chantait des poèmes au salon avec son saz, un instrument traditionnel dont beaucoup d’hommes jouent en Anatolie centrale. C’est un art qui cherche à partager la beauté et à caresser l’âme. Il chante pour quelqu’un qui est en face de lui, dans une forme de tête-à-tête intime très pur, très authentique. Mon père a toujours fait ça à côté de son travail. On parle des « chanteurs du dimanche » mais dans son cas, quel chanteur du dimanche ! Je l’ai beaucoup vu aussi se produire dans des arrière-salles de bar, dans une ambiance folle et enfumée. J’allais le chercher parfois avec ma mère. Je n’entrais pas mais je trouvais ça fascinant et j’avais envie de participer. Le spectacle est un peu le rêve de cette fille qui imagine la vie parallèle de son père, ses fantasmes, les bêtises qu’il dit.

« Quand on n’a pas choisi d’émigrer, qu’on l’a fait pour des raisons économiques, on vit toujours dans l’espoir du retour et dans la nostalgie de sa culture. De constater que celle-ci ne s’est pas perdue mais qu’au contraire elle se transforme et devient quelque chose de partagé, de lumineux, ça le rend fier. »

Quelle a été la réaction de votre père quand vous lui avez proposé le projet ?

Tout s’est fait petit à petit. Je l’ai d’abord invité à jouer avec moi lors d’un évènement organisé par le théâtre de la Colline, un hommage aux morts du Père Lachaise, où est enterré Ahmet Kaya, un chanteur kurde qu’il admire beaucoup. C’était la première fois que je le dirigeais, sur des choses toutes bêtes, la place de sa chaise et de son micro, le regard vers le public, etc. Or il s’est montré docile comme un enfant. Il était très impressionné de voir sa fille gérer des techniciens ! J’ai compris alors qu’il y avait quelque chose à faire. Ensuite il a accepté de me suivre en résidence puis en répétitions, sans doute avant tout pour ne pas me laisser seule dans ce monde plein de loups !
Finalement il est ravi. Quand on n’a pas choisi d’émigrer, qu’on l’a fait pour des raisons économiques, on vit toujours dans l’espoir du retour et dans la nostalgie de sa culture. De constater que celle-ci ne s’est pas perdue mais qu’au contraire elle se transforme et devient quelque chose de partagé, de lumineux, ça le rend fier. Quant à ma mère, c’est notre première fan. 

Quels étaient les clés d’un projet autobiographique mettant en scène votre propre père ?

C’est autobiographique mais à partir du moment où l’on rentre sur le plateau, le réel se transforme. Je grossis certains traits, il y a une part de fantasme et de mensonge. Pour la structure du spectacle, je voulais unir sa façon de faire de la poésie à travers le chant et une forme de théâtre plus classique, avec des moments laissés à l’improvisation et d’autres plus cadrés. Si je parle de moi c’est parce que j’avais envie de mettre dans le pot commun de tous les récits manquants. En ayant ce père-là, cette histoire-là, et les outils du théâtre, si je ne raconte pas cette histoire pour mon premier spectacle, à quoi bon ? C’était comme une pierre à poser. Je trouve beau d’avoir deux personnes de la même famille sur le plateau, de voir l’empreinte et son dérivé. 

« J’ai appris la puissance cathartique d’un chant, d’une poésie où l’on peut chanter au premier degré un amour perdu et être heureux de le faire. »

Que vous a-t-il transmis de son rapport à l’art ? 

D'abord, il m'a rappelé l'émerveillement que c'est de faire du théâtre. Ça ne doit pas être grave. Il y a des gens qui font par ailleurs des métiers tellement difficiles. Et puis il est dans la sincérité, la recherche d’authenticité, il ne veut pas figer les choses. Il chante pour l’instant présent et peut avoir envie de changer de morceau selon l’atmosphère de la salle. De mon côté, j’avais besoin de savoir ce qu’il allait faire ! Au fur et à mesure, on a réussi à trouver un équilibre entre ces deux visions de l’art. Ça m’a entraînée à la souplesse et à l’invention. Même s’il fallait garder une ligne, ne pas se perdre, car le spectacle est sur un fil et repose sur des choses fines. Le regard de Lucie Digout nous a beaucoup aidés à garder le cap. Il m’a surtout transmis une forme de bonheur dans la mélancolie, dans le fait de creuser ce sillon-là. La mélancolie permet de tout mettre dans un gouffre, de trouver une porte et de s’en échapper. J’ai appris la puissance cathartique d’un chant, d’une poésie où l’on peut chanter au premier degré un amour perdu et être heureux de le faire. À côté de ça, le spectacle est plein de sourires. La dérision est très importante. Mon père est très drôle, il fait tout le temps des blagues, pour rire du malheur. On rit et on pleure avec la même intensité.

Propos recueillis par Olivia Burton, en mai 2023.